« Si, pour cause d’un accident dans le fleuve, de la résistance de l’ennemi, de maladies ou de pertes militaires, nous jugions peu probable que Québec tombe entre nos mains […], je propose que nos canons mettent le feu à la ville, qu’ils détruisent les récoltes, les maisons et le bétail […], et je propose d’expédier en Europe le plus grand nombre possible de Canadiens en ne laissant derrière moi que famine et désolation ».
James Wolfe à Jeffery Amherst, 6 mars 1759.
L’avant-propos
Dans les archives de la paroisse de Saint-Louis-de-Kamouraska, le registre des baptêmes, mariages et sépultures de 1759 a perdu son feuillet 57. Au recto du feuillet 58, on peut lire ce qui suit : « Cest pages ont été deschiré L’année des anglois. J. Trutaut pre ». Qui l’a fait ? Pourquoi ? Mystère. En rédigeant sa note, Joseph Trutaut n’a pas jugé bon de donner une date. Pour celui qui a été curé de Kamouraska de 1755 à 1800, il n’y avait pas de confusion possible ; même les autorités civiles et religieuses comprendraient en quelle année le registre avait été abîmé. Pour les gens de Kamouraska et des environs, « l’année des anglois » ne désignait pas seulement celle de la chute de Québec ; elle évoquait l’année où les troupes de choc de l’armée britannique étaient débarquées sur leurs terres pour entreprendre le ravage systématique de la Côte-du-Sud et provoquer la plus grande catastrophe de son histoire.
Paradoxalement, cet épisode dramatique est longtemps demeuré dans l’ombre. La « grande » histoire l’a évoquée en termes très généraux. Au milieu du XIXe siècle, François-Xavier Garneau écrivait que les Anglais auraient détruit les paroisses « depuis Berthier jusqu’à la rivière du Loup » ; un siècle plus tard, Guy Frégault évoquait la terreur, le pillage, la destruction de 1400 fermes, sans s’attarder aux détails. De leur côté, les auteurs de monographies locales manquaient de documents pour étoffer leurs ouvrages.
L’abbé Alexandre Paradis (1948) reprenait la tradition locale selon laquelle les habitants de Kamouraska ont repoussé les Anglais. Paul-Henri Hudon (1972) doutait que les Anglais soient passés à Rivière-Ouelle. Dans leurs ouvrages sur Saint-Roch-des-Aulnaies et La Pocatière, Roland Martin (1975) et Gérard Ouellet (1973) mentionnaient sans plus de précisions que la plupart des paroisses de la région avaient été touchées. Gérard Ouellet (1946) s’inspirait de Philippe Aubert de Gaspé pour dire que les troupes avaient cessé leurs destructions à la rivière Trois Saumons. Mgr Léon Bélanger ne traitait pas de ces événements dans sa monographie de L’Islet (1977). L’abbé Jos-Arthur Richard (1972) n’avait pas de preuves du passage des troupes anglaises à Cap-Saint-Ignace.
Les historiens de Montmagny rappelaient unanimement le souvenir du seigneur Couillard et de ses quatre compagnons tués par les Anglais, sans expliquer précisément les circonstances de cet incident. La documentation faisait aussi défaut pour étayer les propos de Louis-Philippe Bonneau et de Robert Lamonde sur le déroulement de l’année 1759 à Saint-François-de-la-Rivière-du-Sud. Robert Lavallée (1973) n’avait pas de preuves de ravages à Berthier. Une courte brochure sur Saint-Vallier (1963) ignorait le sujet tandis que la principale agression que citait le R.P. Marie-Antoine (1929) ne se situait pas à Saint-Michel-de-Bellechasse mais dans le « village de Saint-Michel » de la seigneurie de Lauzon. Finalement, dans toute la Côte-du-Sud, c’est seulement à Beaumont que le passage des troupes anglaises était depuis longtemps bien documenté.
Pendant plusieurs mois, en 1759, les Anglais ont occupé Pointe-Lévy, l’île d’Orléans et la rive est de la rivière Montmorency tandis que les troupes françaises s’étendaient de cette même rivière jusqu’à Cap-Rouge. C’est là que s’écrivaient la correspondance et les journaux personnels qui servent aujourd’hui de matériel de base à la reconstitution des événements : on y parle peu d’une région comme la Côte-du-Sud, théâtre de la « guerre des bois », des « courses » et des escarmouches, situations peu propices à la rédaction et à la conservation des documents.
De Kamouraska et de Rivière-Ouelle, Chaussegros de Léry écrivait à Vaudreuil au printemps 1759 ; de Saint-Michel, Hertel de Saint-François confiait ses inquiétudes à Dumas durant l’hiver 1760 : aucune de leurs lettres ne nous est parvenue. De tous les militaires français envoyés sur la Côte-du-Sud pendant la guerre de la Conquête, seul Chaussegros de Léry a laissé un journal personnel. Quant aux Anglais, ils ont laissé fort peu de comptes rendus de leurs opérations en région, sauf celui du major Scott qui commandait le détachement responsable des opérations de destruction de septembre 1759. Jusqu’au milieu des années 1980, ce document fondamental avait échappé aux historiens. Il était pourtant inventorié dans la collection Northcliffe depuis longtemps mais plusieurs se sont contentés d’en citer la conclusion transcrite dans l’inventaire de fonds conservé aux Archives nationales du Canada depuis 1926.
Publiée la première fois en 1988, l’étude qui suit ne vise pas à refaire l’histoire de la Conquête. Les événements survenus dans la région de Québec ne servent qu’à situer le contexte de ceux qui se sont produits sur la Côte-du-Sud, de Beaumont à Kamouraska, du printemps 1759 à l’été 1760. Cette étude s’appuie principalement sur les grandes séries de correspondance, les journaux, mémoires et « relations » du siège de Québec. Elle tire profit, pour sa troisième édition, de quelques documents nouveaux cités par D. Peter Macleod dans son ouvrage récent sur la bataille des plaines d’Abraham, dont les mémoires d’un ranger américain qui a participé à « l’incendie de la Côte-du-Sud ».
Gaston Deschênes